Les couleurs que je vais voir, les gens que je vais rencontrer, les regards que je vais croiser, les sons que je vais entendre, les odeurs que je vais sentir… Tout ça va me nourrir pour écrire

Lundi 12 décembre : Avec Cécile Ladjali, Pauline Élion, professeure de français, Bahar Makooi, journaliste en résidence nomade dans le cadre du dispositif In Situ
Arrivée devant le collège ce matin, un petit groupe d’élèves se dirige vers moi et me demande si c’est bien aujourd’hui que l’écrivaine vient en cours. La semaine dernière, Cécile ne pouvait pas être là, un conseil de classe au lycée Morvan dans le IXème arrondissement de Paris, où elle enseigne les lettres à des sourds et malentendants. Ça fait plus de trois semaines maintenant qu’ils ne se sont pas vus les élèves et Cécile, alors forcément ils sont un peu perdus sur l’emploi du temps, mais ‘Oui’ je leur réponds, ‘C’est bien aujourd’hui.
— Yes !’

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Je ne sais pas bien si c’est parce que ça bouscule leurs habitudes ou parce qu’ils sont content de ne pas juste avoir cours de français, ou s’ils sont bel et bien enthousiastes à l’idée de passer du temps avec Cécile à nouveau, sûrement un peu des trois à la fois, mais en tout cas, leur réaction donne plaisir à voir ! La cloche sonne annonçant la fin de la récréation, nous traversons la cour et nous montons ensembles les marches nous menant à la salle A22, celle du cours de français de Pauline, petit chemin que je connais bien à présent, après avoir mis un petit temps à m’y retrouver dans ce dédale de couloirs et d’escaliers. Aujourd’hui Bahar, journaliste en résidence nomade dans le département est aussi avec nous, je lui raconte un peu ce qu’il s’est passé depuis sa dernière visite et la séance commence…
Avant la distribution habituelle des carnets, Pauline leur fait passer quelques polycopiés sur la réécriture des mythes, sujet de la dernière séance : quelques définitions et quelques mythes célèbres, du vocabulaire et une belle conclusion sur la pièce Hamlet/Électre que Cécile leur a fait découvrir.
Aujourd’hui, elle va leur parler du roman qu’elle est en train d’écrire. Comme elle leur a dit au début de l’année, elle partira à Téhéran aux vacances de Noël. Là-bas, elle pourra vérifier si ce qu’elle a imaginé de ce pays est près du réel ou non. ‘Il manque d’une touche réaliste qui rendra mon histoire percutante. Les couleurs que je vais voir, les gens que je vais rencontrer, les regards que je vais croiser, les sons que je vais entendre, les odeurs que je vais sentir… Tout ça va me nourrir pour écrire. Ça m’inspirer et influencer mon roman. Zola lui aussi – sans du tout vouloir me comparer à lui bien sûr – allait s’inspirer des gens, des rues, il se baladait avec un carnet de notes et il faisait des descriptions très concrètes.’
Elle nous confie qu’elle n’a pas toujours fait comme ça. Pour son roman Aral par exemple, elle s’est inspirée d’images de Google Maps. Mais pour celui-ci, c’est différent : ‘J’ai besoin d’aller là-bas, pour des raisons intimes, pour des questions d’origine. J’ai besoin de voir les choses concrètement. Et quand je reviendrai, je vous raconterai ce que ça m’a fait changer dans ce que j’ai imaginé et écrit.’
Elle leur a un peu parlé mais il y a déjà quelques semaines et les souvenirs qu’ont les élèves de la trame de l’histoire sont un peu flous.  À treize ans, Ann, personnage principal du roman, doit porter le hijab. Elle ne comprend pas pourquoi soudainement on l’enferme dans un genre. Elle était gaie et libre, ça la rend malade. Elle fuit en Suisse.
‘Ça me plaisait d’aborder la figure de l’androgyne.
— C’est quoi androgyne ?

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— Androgyne c’est un mélange de fille et de garçon, du grec andro, homme, et gyne c’est femme. Bah tiens justement, il y a un mythe de l’androgyne, puisqu’on parlait de ça la dernière fois ! Dans Le Banquet de Platon, il y a un moment où les convives se disputent autour de la question de l’amour. On demande à Aristophane ‘Pourquoi les hommes et les femmes sont-ils malheureux en couple ? Pourquoi ne trouvent-ils pas leur moitié ?’ Aristophane raconte alors qu’à l’aube de l’histoire de l’humanité, les humains étaient composés des deux genres avec deux têtes, quatre bras et quatre jambes ! Un jour, ils ont défié les Dieux, ils font ce qu’on appelle le pêché d’hubris, le pêché d’orgueil, ils se croient aussi fort qu’eux, et on a déjà vu qu’ils n’aiment pas beaucoup ça les Dieux. Pour les punir, ils décident de les couper en deux et donc de les condamner à chercher la bonne moitié toute leur vie. Et si les hommes sont malheureux, c’est qu’ils ne l’ont pas trouvé. Au fond, c’est la recherche de l’unité perdue. C’est une question assez récurrente dans mon œuvre. Et dans ce nouveau roman aussi. Ann, qui est un nom épicène, quelqu’un sait ce que ça veut dire ?
— C’est un prénom à la fois d’homme et de femme comme Dominique.
— Ou Camille !
— Tout à fait. Donc Ann, depuis qu’elle est petite ne se pose pas tellement la question du féminin masculin, elle est les deux. Le roman commence en Suisse. Grammaticalement, il n’y aucun signe que c’est une fille, tout le monde pense que c’est un homme. Mais alors qu’elle décide d’être prof en Iran, elle descend de l’avion voilée. Mais la nuit elle sort en garçon. Une fois elle va se faire choper. Et… Suspens. Ça m’intéresse beaucoup de parler de l’Iran à travers ce genre de personnage, Ann cristallise bien les paradoxes de la société iranienne. Par exemple, la transsexualité est autorisée en Iran.’
Elle en profite pour prêter à Pauline le DVD Une Femme iranienne, de Negar Azarbayjani, un très beau film qui traite ce sujet.

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Elle nous apprend aussi qu’elle va rencontrer Mahnaz Mohammadi à Téhéran, une cinéaste condamnée à cinq ans de prison pour s’être opposée au régime iranien, libérée mais sous surveillance. Bahar nous raconte qu’elle l’avait rencontré en entretien en 2008, que c’était un moment très fort face à cette réalisatrice qui travaille particulièrement sur la thématique des femmes, ce qui est loin d’être évident en Iran. Cécile, quant à elle, l’a contacté via son amie baroudeuse Sybille : ‘Eh oui le même prénom que la jeune fille qu’aime Léo dans Illettré !’ répond Cécile à une remarque à mi-voix d’une élève qui fait la référence. ‘Sybille a traversé l’Iran à vélo, elle connait très bien ce pays, mais comme elle connait Mahnaz, elle n’a plus le droit d’y aller…’

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Pour mieux nous la présenter, elle nous montre une vidéo que Mahnaz avait enregistrée juste la veille de son départ en prison. Elle y présente les livres qu’elle compte emporter avec elle : Gérer sa colère Pour les Nuls, Cécile demande à Bahar de nous donner l’iranien pour colère, -khasm, qui se prononce phonétiquement ‘rasm’, ‘Ça sonne bien colère hein ?’ . Elle emporte aussi un livre de philosophie ‘Du grec –philo, aimer, et –sophie, la sagesse, aimer la sagesse, c’est plutôt joli non ?’ Cécile propose aux élèves de poser leurs questions par rapport à Mahnaz à Bahar qui en connait davantage sur les problématiques iraniennes, ayant travaillé dessus et en étant originaire.
‘Pourquoi elle part pas ?
— Peut-être parce qu’il y a des pressions sur sa famille. Mais surtout peut-être qu’elle n’a pas envie de partir, qu’elle n’a pas envie de quitter son pays, qu’elle a envie de rester et tenir tête au régime, voir jusqu’où ça peut aller…
Cécile s’enquiert du ressentis des élèves : ‘Comment l’avez-vous trouvé dans cette vidéo ?
— Elle a l’air d’avoir peur.
— Elle est courageuse !
— Quelles questions vous aimeriez lui poser ?
— Si elle a peur.
— Est-ce qu’elle est plus en colère qu’avant ?
— Comment s’est-elle sentie quand elle a été libérée ?
— Eh bien, c’est très bien que vous posiez cette question, parce que ça va être votre exercice d’écriture aujourd’hui !’
Pauline et Cécile leur proposent d’écrire à la première personne du singulier ce que Mahnaz aurait pensé à sa sortie de prison. Pendant l’atelier, Pauline passe entre les tables avec une BD sur la difficulté des relations là-bas, Love Story à l’iranienne de Jane Deuxard et Deloupy.

love story à l'iranienne

Cécile aussi passe d’un bout à l’autre de la classe pour encourager, donner des conseils… Ce sujet semble donner du mal aux élèves. Pauline nous explique à Bahar et moi que c’est une semaine un peu compliquée pour les élèves,  non seulement ce n’est pas un sujet facile et même plutôt assez sensible, et ils sont fatigués, c’est bientôt les vacances,  ils ont deux jours de Brevet blanc en fin de semaine… On comprend que l’exercice leur donne un peu de peine.

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Pourtant à la fin de l’atelier, ce sont de beaux rendus et de belles pensées qu’ils nous ont offerts, Ilona toujours généreuse de sa plume, nous lit les trois pages qu’elle a écrite très inspirée. Une jolie note pour finir l’année !