Les mythes nous aident à comprendre les phénomènes humains en profondeur.

Lundi 21 novembre : Avec Cécile Ladjali, Pauline Élion, professeure de français
C’est le même petit rituel depuis maintenant deux mois. Arrivée des élèves en classe, la mine encore un peu endormie pour certains, et la distribution de leur carnet d’écriture. Aux côtés de Cécile Ladjali, la professeure Pauline Élion leur présente la séance : ‘Réécriture d’un mythe’ et précise que l’apport théorique de celle-ci sera reprise en cours.

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‘Alors, qu’est ce qu’un mythe ?’ commence-t-elle par demander à ses élèves qui ne se font pas prier pour répondre :
‘C’est une légende, comme l’Odyssée d’Ulysse !
— C’est les dieux, Zeus tout ça…
— Y a la guerre de Troie aussi !’
Cécile les félicite pour ces réponses qui montrent qu’ils ont déjà étudié des mythes et qu’ils en ont gardé de bons souvenirs, mais leur donne tout de même l’origine étymologique du mot, du grec mutos, le récit, et précise qu’il s’agit plutôt d’une tradition orale. Mais surtout elle pose cette question ‘Pourquoi les hommes créent-ils des mythes ?’. Là encore les élèves en ont déjà une petite idée :
‘Pour donner une leçon.
— Oui, une leçon de morale. Dites-en moi un peu plus, quels mythes avez-vous déjà étudié ?
L’Iliade et l’Odyssée.
— Les fameux mythes d’Homère ! Très bien. Est-ce que vous n’en connaissez pas d’autres ? Par exemple, Les Mille et une nuits peuvent être considérés comme un mythe ? Vous connaissez cette histoire ?
— Oui c’est Shéhérazade, qui raconte des histoires à un sultan pour pas qui la tue, et elle fait ça pendant mille et une nuits jusqu’à ce qu’il décide de pas la tuer parce qu’il aime trop ses histoires.
— C’est tout à fait ça ! Et ça fait penser à un autre mythe que vous avez évoqué… Vous ne voyez pas ? Le schéma de faire attendre, de repousser sans arrêt un moment fatidique ?
— Si c’est comme Pénélope la femme d’Ulysse qui défait toujours sa toile pour pas devoir épouser un autre homme !
— Et bien, vous les connaissez plutôt bien ces mythes. Vous savez quel est le pire mythe selon moi ? C’est le mythe d’Œdipe. Vous connaissez ? La version féminine d’Œdipe si je puis dire, c’est Électre. Vous voyez ? Non ? Alors je vous raconte !’
Cécile se lance donc dans la narration, ponctuée des réactions quelque peu outrées des élèves en entendant cette histoire où un oracle prédit qu’un enfant à naître va tuer son père et coucher avec sa mère. Abandonné, il est recueilli par les souverains du royaume voisin et grandit heureux à Corinthe. Accusé d’être un enfant illégitime, il va voir l’oracle pour découvrir la vérité, mais celui-ci ne lui répond que ce qu’il avait dit à ses parents avant sa naissance et Œdipe fuit Corinthe pour éviter que la prophétie ne se réalise en étant près de ceux qu’il pense être son père et sa mère. Sur la route, il se dispute avec un vieillard et le tue, c’est son père, la première partie de la prophétie s’est réalisée.
‘Alors vous pouvez deviner ce qu’il va se passer maintenant ?
— Bah il va tomber sur sa mère, mais comme il sait pas que c’est sa mère du coup il veut la gérer.
— Oui c’est un peu ça l’idée’ répond Cécile amusée du naturel de l’élève en faisant cette réponse.
‘Mais en plus elle a vingt ans de plus… C’est une cougar !
— C’est vrai qu’on dit ça pour les femmes qui aiment les hommes plus jeunes, mais vous remarquerez qu’il n’y a pas de mot pour l’inverse, pour désigner les hommes âgés qui aiment les jeunes femmes !’
Après cette petite parenthèse un peu décalée et finalement assez drôle, Cécile finit l’histoire de façon assez abrupte et cynique :
‘Bon à la fin, Jocaste, la mère et la femme d’Œdipe, comprend qui il est vraiment. Là elle se pend, lui il se crève les yeux. D’ailleurs de ses yeux coule de la bile noire, vous savez ce que ça représente ? Dans la mythologie grecque, la bile noire, c’est la mélancolie. Bon et alors le pire crime d’Œdipe au fond c’est quoi ? Ce n’est pas d’avoir tué son père, ni d’avoir couché avec sa mère. Non, son crime, c’est un crime de démesure, c’est-à-dire qu’il s’est cru au dessus des prédictions de l’oracle, il a voulu détourner ce qu’ont décidé les dieux. Et dans la Grèce antique, c’est le pire qu’on peut faire, comme avec le mythe de Prométhée, condamné à être attaché à un rocher sur le mont Caucase, son foie se faisant dévorer par un aigle chaque jour, et renaissant la nuit pour subir la même chose le lendemain !
— Sympa…’ commente une élève un peu dégoûtée à l’idée de ce supplice. Pauline fait signe à Cécile qu’il faudrait avancer un peu car le temps file vite !

Hamlet-Electre
‘Alors et moi en fait, je vais vous faire travailler autour de la pièce Hamlet de Shakespeare et Électre, un mythe grec notamment écrit pour le théâtre par Sophocle, qui a aussi écrit Œdipe roi. Pauline vous a donné tout à l’heure un terme très important : réécriture. Qu’est-ce que c’est une réécriture ?
— On prend une histoire et on la reprend comme on veut.
— C’est l’idée ! Et on peut le faire de quelles manières ?
— Y a la parodie par exemple !
— Bon et alors retournons à notre grande question, pourquoi les mythes ? Je vais vous expliquer. Avant, j’ai déjà dû vous en parler, j’enseignais en Seine-Saint-Denis comme ici, dans un lycée à Bobigny. À cette époque, on parlait beaucoup du conflit israélo-palestinien. Est-ce que ça vous dit quelque chose ?’
Tous les élèves opinent du chef.
‘Oui, c’est après la Seconde Guerre mondiale, on a crée Israël en prenant des terres à la Palestine, qui veut les reprendre et ils se font la guerre depuis longtemps maintenant.
— C’est ça, c’est un bon résumé. Et pourquoi l’état d’Israël a-t-il été créé ?
— Parce qu’il y a eu la Shoah.
— En tout cas, évidemment les Palestiniens ne sont pas contents, ce que l’on peut bien comprendre.
— Ils ont qu’à faire de la colloc’ !’ lance joyeusement un élève avec une innocence qui nous rappelle l’absurdité des guerres.
‘On aimerait que ce soit aussi simple’ reprend Cécile en continuant son anecdote, ‘Les palestiniens envoient des roquettes, les israéliens construisent un mur, enferment les palestiniens dans une forme d’apartheid. On en entendait énormément parler dans les années 2000, et il y avait beaucoup de manifestations en soutien à l’un ou à l’autre des camps. Il arrivait que mes élèves, pour beaucoup pro-palestiniens, tiennent des discours antisémites. Et je ne me sentais pas au niveau ni point de vue historique, ni d’un point de vue politique pour leur en parler. J’ai donc choisi la littérature pour leur en parler métaphoriquement, parce que ça, c’est mon domaine.’
Car les écrivains doivent s’inscrire dans leur temps. En digressant un peu, comme parfois elle le fait pour mieux illustrer ses propos, elle nous raconte la rencontre du poète palestinien Mahmoud Darwich et son ami philosophe Georges Steiner d’origine juive en nous citant le début de leur échange, de Darwich à Steiner : ‘Voulez-vous que nous parlions hébreu ? — Mais je ne parle l’hébreu.’ Les a priori sont vite effacés.
Pour illustrer cette situation entre Israël et la Palestine qu’elle considère fratricide, Cécile va chercher dans les mythes des figures pouvant représenter ce clivage tout en montrant les points communs qui peuvent s’en dégager. Elle pense Hamlet/Électre. Électre, c’est les grecs, c’est le théâtre antique. Hamlet, c’est le XVIIème, c’est le théâtre élizabethin. On a donc une géographie très différente et deux époques très différentes. Elle demande aux élèves s’ils connaissent l’histoire de ces deux pièces. Silence éloquent.
‘Alors on commence par laquelle ?
— Hamlet !
— Au début, Hamlet est très malheureux de la mort de son père. Un soir, son fantôme vient lui apprendre qu’il a été assassiné par son oncle Claudius et sa mère Gertrude, qui se sont ensuite mariés et ont pris le pouvoir. Il décide de le venger. Il va demander à une troupe de comédiens de venir rejouer la mort de son père devant la cour. Au moment où Claudius voit la scène, il panique et se trahit, ce qui détermine Hamlet à le tuer.’
Elle leur parle aussi de la belle et mélancolique Ophélie, l’amante délaissée d’Hamlet, et de sa folie, de sa mort qui mène Laërte son frère à provoquer le héros éponyme en duel. Une lame empoisonnée, Hamlet blessé, des épées échangées, Laërte tombé. Un verre de vin empoisonné, une simple gorgée, Gertrude tuée, l’oncle Claudius transpercé, le père d’Hamlet est vengé. Hamlet succombe à la morsure venimeuse de l’épée.
‘Un sacré bazar à la fin !’ , conclut Cécile légèrement après avoir raconté cette histoire sur un ton amusant, comme elle sait bien faire pour plaire aux élèves.

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‘Et pour Électre, c’est un peu pareil. Elle adore son père qui a été assassiné, lui aussi, par celui qui est devenu son beau-père et sa mère. Et elle ne rêve que d’une chose, venger son père. Elle va demander à Oreste son frère de l’y aider et ils vont y arriver.’
Elle coupe un peu court l’histoire d’Électre car le temps presse, la fin de la séance approche. ‘Ce sont donc deux personnages qui ne viennent pas du tout du même endroit, ni du même temps. Et pourtant, il y a tant de points communs dans leur destin ! J’ai donc décidé de me saisir de ces deux histoires, de ces deux personnalités pour illustrer le conflit israélo-palestinien. Hamlet est plein de questions, c’est un personnage talmudique, comme les juifs, Électre de son côté est énervée, résistante, comme les palestiniens. C’est caricatural, mais simple. J’ai eu des problèmes de tous les côtés, mes amis juifs me disaient ‘C’est antisémite !’, mes amis arabes me disaient ‘C’est anti-arabe !’. Mais c’est une pièce qui dit au fond que deux personnes dans la haine de l’autre peuvent aussi avoir des points communs, que les choses sont complexes et qu’on ne peut pas plier ça à coup d’arguments qui n’en sont pas.’ Elle reprend la narration de sa pièce. ‘Les personnages vont d’abord se haïr, puis apprendre à se connaître puis s’aimer et échanger leur vengeance. J’ai laissé la fin ouverte car au théâtre, il est très important de laisser un champ ouvert à l’interprétation du metteur en scène et des comédiens.’
Elle propose aux élèves de faire quelques lectures d’extraits de la pièce. Elle en fait une première avec Patrick.

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‘On est à Caïna, ça vous fait penser à quoi ?
— Cocaïne !
— Alors non pas cocaïne, ça vient de Caïn. Caïn c’est quoi ? C’est dans la Bible, Caïn tue son frère Abel. Et dans l’Enfer de Dante, le niveau le plus bas, réservé aux fratricides s’appelle Caïna. Voilà pourquoi j’ai appelé ce monde imaginaire Caïna.’
Une nouvelle lecture, scène 2 de l’acte I.

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‘Tous les personnages ont un problème de cécité dans ma pièce. Là, Oreste devient aveugle.’
Encore quelques lectures, puis elle nous raconte la mise en scène de sa pièce à la MC93 et le débat vif d’intelligence qui s’est tenu après avec les élèves. La cloche sonne. Elle n’oublie pas de leur rappeler : ‘Les mythes nous aident à comprendre les phénomènes humains en profondeur.’